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Faire franchir un pas à une technique

Pierre-Damien Huyghe

Entretien avec

Back Office Pourriez-vous rappeler l’objet général de la revue Milieux ainsi que le contexte de rédaction de cet article ?

Pierre-Damien Huyghe Je ne sais plus comment ni pourquoi je connaissais la revue Milieux. Je crois que je l’avais simplement trouvée en librairie. Son propos concernant la technique m’intéressait. J’avais peut-être repéré que dans ce groupe il y avait François Dagognet, et Jean-Claude Beaune, que je connaissais pour avoir déjà lu son livre La technologie introuvable [1980]. Il me semble que j’ai un jour écrit à la revue, suite à sa lecture. Christian Bobin, le secrétaire de rédaction, m’a plus tard proposé de venir à un colloque qu’ils organisaient au Creusot autour d’un thème qui s’appelait « Éloge du braconnage ». C’est dans ces circonstances que j’ai élaboré la première version de « L’outil et la méthode ». […]

B O Dans l’article, commentant Baudelaire, vous dites que ce qui fonderait la différence entre l’art et la technique serait que la « la conception, ne pouvant être explicitée en programme, serait toujours susceptible d’un irrémédiable envol ».

P-D H Qu’est-ce qui, dans ce texte très complexe de Baudelaire, soutiendrait une différence entre une pratique artistique et une pratique technique ? Baudelaire énonce que l’art et l’industrie sont deux ordres séparés. Mais il n’a pas une conception de la pratique du travail artistique qui soit si différente de la pratique ou du travail technique. Baudelaire est pris dans une double injonction : il faut que cela soit différent, mais il n’arrive pas à le penser comme vraiment différent dès qu’il regarde les artistes travailler. Il donne alors une description du travail artistique — c’est ma thèse — qui pourrait parfaitement convenir à une description du travail industriel. La différence tiendrait à la fragilité, dans un cas, au risque d’envol, au caractère passager de la conception. L’artiste serait un « génie » pour avoir affaire à des conceptions extrêmement volatiles et savoir les faire passer, les matérialiser quand même. Dans l’industrie, la conception serait solide. Il peut y avoir programmes et modes d’emploi. Dans le champ artistique, l’idée de départ qui va nourrir le travail de l’artiste serait menacée par son caractère passager.

B O Pourquoi Baudelaire a-t-il besoin d’opposer l’art à la technique ?

P-D H C’était précisément la question que j’avais proposée à la revue Milieux en 1988. Pourquoi l’art n’est-il pas pensé comme une pratique technique ? Quand j’essaye de récapituler mon travail depuis cet article, je me dis qu’il pourrait consister à prendre le champ de l’art comme un milieu de pratiques techniques plutôt que d’activités symboliques. Pourquoi ne veut-on pas penser l’art comme une activité technique ? C’est une très grande question qui suppose, pour être traitée, que l’on ne fasse pas seulement de l’histoire de l’art, mais que l’on fasse aussi une histoire de l’idée d’art pour voir combien cette idée aura été variable. L’appellation « art » courante de nos jours renvoie à quelque chose d’assez récent dans l’histoire de l’humanité, postérieur à la Renaissance. Les Grecs n’ont pas de mot, pas un seul en tout cas, pour dire cela. En outre le mot a lui-même deux étymologies possibles. Certes, il y a ars qui pourrait par convention servir de traduction à technè. Bien qu’il s’agisse de racines très différentes, les champs sémantiques de ces deux termes se recouvrent en effet (un « ouvrage d’art », ars en latin, est assurément un fait technique, un cas de technè). Mais il y a aussi artus, articulation. Peut-être les Grecs, lorsqu’ils disaient technè, entendaient-ils l’articulation de quelque chose qui est de l’ordre d’une idée avec quelque chose qui est de l’ordre de la matérialité. Mais il est compliqué de rabattre exactement le mot artus sur le mot technè. […]

B O Une thèse développée dans votre article de 1988 est qu’il existe des outils qui ne sont pas voués à la « servilité », mais qui peuvent être envisagés comme les « appareils de conscience ».

P-D H En relisant l’article, c’est ce qui m’a le plus arrêté. Je me demande même si au fond je n’ai pas reculé au lieu d’avancer sur cette affaire. Je fais remarquer qu’« appareil » et « apparat » ont la même étymologie. L’expression « appareil de conscience » questionne ce qui fait paraître la dimension de conscience de l’esprit humain ou de l’esprit tout court. Les humains ne sont pas des animaux comme les autres. Ils sont capables d’appareiller leur être au monde, d’appareiller le fait qu’ils ont une présence d’esprit, c’est-à-dire de donner de l’apparat à tout cela, de se donner des présences qui ne se perçoivent pas seulement, mais se remarquent dans la perception même, s’aperçoivent. Il me semblait qu’on pouvait considérer certains tableaux comme des objets techniques à l’état d’« appareils de conscience ». Dans tous les cas, il s’agissait pour moi d’envisager l’art et la technique dans la même lignée. Et même si le tableau et l’appareil photographique ne relèvent pas de la même technicité, je voulais les penser l’un et l’autre comme des façons, pour l’esprit humain, de « s’appareiller ». Je faisais encore de la peinture à l’époque, parfois des collages avec des images venues du monde de la reproduction, et j’essayais de penser contre Baudelaire en ne séparant pas la photographie de la peinture. La façon d’y parvenir était justement cette notion d’« appareil ». L’appareil n’est pas un objet inerte qui existerait indépendamment de nous. L’appareil photographique n’a de consistance qu’à partir du moment où je suis avec lui, en train de travailler avec lui, de regarder à travers lui, par son biais. La fin de l’article essaye de dire cela. Il me semble qu’il n’y a pas d’autonomie réciproque, des esprits humains d’un côté et des objets techniques de l’autre. Le tout est dans une relation de continuité. […]

B O Le mot « méthode » apparaît dans l’article comme une référence implicite au Discours de la méthode [1637] de Descartes. L’opinion commune dit qu’« un bon outil sera évalué au regard de son économie et de son rendement ». Vous opposez à cela l’expérience esthétique du cheminement d’un paysage qui « laisse en témoignage une marque où pourra se fonder le discours de la méthode ».

P-D H Bonne remarque, pourquoi ne pas avoir développé cela en effet ? Mais j’ai signalé une piste et je vois quand même que vingt-cinq ans après quelqu’un la relève. À l’époque, en 1988, j’aimais ces manières de faire résonner les questions. Cela convient à l’idée d’apprêt que j’évoquais plus haut : l’auteur ne livre pas un produit fini au lecteur. On peut ainsi inciter au travail de lecture en faisant résonner les termes de façon non complètement explicitée, harmonisée. Cela reste en tension. Le fond de l’explication est que j’entends, dans « méthode », le mot grec odos qui veut dire chemin. La méthode est d’abord un cheminement. Je prends le mot radicalement et je dis que, justement, nous manquons du cheminement d’un certain nombre d’expériences. Descartes coupe court avec cela. Le principe cartésien consiste à révoquer en doute tout ce qui est de l’ordre de l’expérience. Mais le fameux Discours de la méthode, celui de Descartes, se fonde littéralement sur une fiction. Si je ne craignais l’anachronisme, je dirais qu’il est de l’ordre du romanesque. C’est l’histoire d’une personne qui s’enferme et se coupe de l’expérience du monde. Trois siècles plus tard, c’est ce qu’explorera à rebours la phénoménologie. Il y a un cheminement de l’esprit à travers le monde — l’expérience de l’humanité qui effectue un cheminement susceptible d’apparaître erratique, hasardeux et où, tout de même, la philosophie trouvera du sens. Le monde s’appareille, se règle et se dérègle. Quelque chose de l’expérience humaine tient à une méthode qui n’est pas calculée, calculable, prévisionnelle. Cette expérience tient à une méthode, à un cheminement dans lequel le rendement n’est pas une valeur absolue. J’ai cru que j’avais trouvé cette idée il n’y a pas si longtemps alors qu’elle était déjà présente dans cet article. […]

B O Vous passez par Merleau-Ponty pour développer l’idée que l’artiste a toujours affaire à un milieu où préexistent des éléments, et qu’il importe donc moins à l’artiste, « d’agrandir l’outillage » que de chercher une « signification nouvelle ».

P-D H À l’époque, je lisais beaucoup Platon, cela me travaillait beaucoup. Je voulais me sortir de toute une série de considérations le concernant à mon avis à tort, de l’idée par exemple que, pour commencer à faire quelque chose, il ne faudrait partir de rien de matériel, de l’idée. Est-ce ce que rejoue en peinture le premier apprêt qui efface toutes les traces sur le support et le blanchit radicalement ? Mais c’est déjà un choix de conduite. Je faisais l’hypothèse que faire quelque chose, ce n’est pas nécessairement partir de rien et qu’on n’était pas obligé de faire place nette — d’araser — pour, par exemple, commencer à construire, à mettre quelque chose comme une architecture au monde. C’est anti-cartésien. On pourrait, suivant des termes de discussions postérieures, dire que ce n’est pas « moderniste », dans le sens où le modernisme, et non pas la « modernité », consiste précisément à araser pour commencer. Dans cet article de 1988, en tout cas s’agissant des artistes, on ne part jamais de rien. Par extension, est-ce que le design est le nom d’une activité de radicale création se développant dans un monde de places nettes ou au contraire quelque chose qui « fait avec » ? Je soutiendrais l’idée que ce qui nous concerne, nous les humains, ce n’est pas la place nette, c’est le faire avec. Faire quelque chose (et non pas « créer ») n’est pas nécessairement faire du neuf, au sens de faire exister quelque chose qui n’existait d’abord en rien. Peut-être que ce qui importe, c’est de faire autrement avec la même ressource. C’est justement ce que propose Merleau-Ponty dans sa compa-raison avec la langue. On ne commence pas par évacuer la langue pour commencer à parler. Parler ne consiste pas non plus à mettre au monde des mots qui n’existaient pas. Il s’agit plutôt de faire passer un pas à quelque chose, la langue, qui existe déjà. Par comparaison, le travail de l’artiste consiste à faire passer un pas à un matériel technique.

B O Il y a beaucoup d’objets qui fonctionnent sur le principe de la valorisation d’un nouvel outillage…

P-D H À l’époque, j’étais loin de m’intéresser au design, je ne sais même pas si je savais que cela existait. Mon séminaire sur le Bauhaus commencera presque dix ans plus tard, en 1996. Le design n’est pas nécessairement du côté du nouveau ou de la virtuosité. Le design qui m’intéresse le plus consiste à faire autrement avec ce qu’il y a déjà. C’est ce que j’appelle aujourd’hui « découvrir ». Non pas inventer, mais découvrir. Il s’agit de faire franchir un pas à quelque chose qui est déjà donné. […]

B O Pour élargir leurs possibilités de travail, beaucoup de designers parlent du fait qu’ils « fabriquent leurs outils ». À trop parler d’outils dans le champ du design, ne risque-t-on pas de manquer ce « pas » décisif ?

P-D H Il y a beaucoup de risques à agir ainsi. On change d’outillage, mais c’est pour faire la même chose. Ce fut un problème historique du design, et aussi un problème pour lui, que toute cette production industrielle consistant à faire avec d’autres outils — de nouvelles machines — ce que l’on faisait avant. Il n’y a finalement pas mis son plus haut intérêt.

B O L’intérêt se situe peut-être dans la volonté de faire la même chose en plus rapide ?

P-D H L’« économique » est lié à la rationalité, à un sens, économique précisément, du rendement. Une grande partie de ce que l’on appelle aujourd’hui « innovation » est d’ailleurs prise là-dedans. Il ne s’agit pas de faire du neuf, mais plutôt de mettre du neuf à l’intérieur, sans que cela se voie nécessairement dans la facture, dans le fait. Le point de vue de l’article, étant donné que je fais à ce moment-là de la peinture avec — pour parler vite — un outillage traditionnel, n’est certainement pas de se précipiter dans les dernières innovations en matière d’outillage. La question posée est très clairement de faire avec quelque chose d’ancien quelque chose qui ne l’est pas. C’était ça ma question : faire de la peinture aujourd’hui. Ne pas faire une peinture réactionnaire, mais emprunter une vieille technique, pour faire quelque chose qui n’est pas vieux. En ce qui me concerne, j’ai été rattrapé par les inventions qui, bien qu’en train de sourdre, à la manière d’une rivière, étaient alors assourdies (on ne les entendait pas encore beaucoup). C’est d’informatique que je parle ici. Dans mon histoire, dans ma pratique au nom de l’art, entre la vieille technique à laquelle j’essayais de faire passer un pas et les techniques les plus récentes qui venaient la heurter d’une certaine manière, il y eut un moment où j’ai dû redéfinir le tout. Aujourd’hui, les designers qui réalisent des programmes informatiques en sont peut-être là : ils font juste passer un pas. Mais pour des raisons de vantardise, de réputation, de bien-être, certains préfèrent se dire « créateurs » de programmes ou d’objets programmés.

B O Peut-être que pour le design la question se pose moins de faire du neuf avec du vieux ?

P-D H L’une des thèses de mon livre À quoi tient le design [2014] consiste à dire que le design est « second ». Il ne peut commencer à faire quelque chose en son nom, quelque chose qui n’est pas le tout-venant de la production industrielle, que parce qu’il travaille sur du déjà là. Le design informatique ou de programmes, s’il existe, n’était pas, n’est pas, à la naissance de l’informatique et de la notion de programmation. Il ne se fait que parce qu’à un moment donné des consciences humaines « s’apprêtent » avec. Quand je faisais de la peinture, je ne fabriquais pas mes pâtes comme les peintres de la grande tradition classique, je les achetais toutes faites, et Dieu sait, si j’ose dire, combien j’étais attentif à ça, à la marque, à la qualité des huiles, etc. Travaillant avec ces pâtes industrielles, je faisais donc une peinture dont les ressources avaient été mises au point un bon siècle plus tôt. De même, à une autre échelle, le design des programmes travaille à cinquante ans de distance avec les inventions informatiques. Il y a quelque chose de second là-dedans. […]

B O Est-ce le premier texte dans votre travail qui proposait une distinction entre les notions d’outil et d’appareil ?

P-D H C’est le premier texte qui propose cela, c’est d’ailleurs l’un des premiers textes que j’ai publiés. En 1988, le mot « appareil », à ce moment-là, appartient pour moi à Merleau-Ponty que je cite dans l’article. C’était l’idée d’emprunter quelque chose au texte de Merleau-Ponty pour le déplacer dans un autre contexte et faire exister, en effet, ce mot « appareil ». Je crois que ce qui me travaillait beaucoup à l’époque était la résonance avec « l’apprêt » — l’apprêt en peinture, l’apparat — ce n’était pas l’appareil photographique qui est très sommairement traité dans l’article. Je n’ai pas alors réellement réfléchi à l’opération technique elle-même dans la photographie. Je parle encore, par exemple, de « prise de vue ». Il n’y a pas d’erreur sur le fond dans la mesure où le commentaire que je fais sur le cadrage ne me semble toujours pas faux. Mais aujourd’hui, j’éviterais le vocabulaire de la prise ou de la capture. J’essaie en effet désormais de décrire toute opération photographique en termes d’ouverture. Photographier ce n’est pas saisir, ni prendre, ni capter, c’est ouvrir un appareil à quelque chose. La position juste impliquée par le mot « appareil » serait plutôt de dire qu’il est possible de « nuancer » cette ouverture, comme en peinture avec les nuances d’une couleur. […]

B O Pour vous, un tableau ou une exposition peuvent-ils être des appareils ?

P-D H Exactement. Je crois que c’est la toute fin de l’article qu’il faudrait revoir : « En ce sens, il n’est pas de moment où l’œuvre étant considérée comme un produit fini, l’appareil pourrait être provisoirement laissé de côté en attendant un nouvel usage. » Or j’ai, petit à petit, oublié l’idée que l’appareil est une chose que l’on ne peut pas laisser de côté. Ou plutôt qu’on ne va jamais sans aucun appareil, fût-il, comme je viens de dire, en repos ou moi de côté par rapport à lui. J’ai évidemment beaucoup pris l’exemple de l’appareil photographique, de la caméra réglable, tous deux petits « machins » objectifs, matériels, pour expliquer ce que j’entendais par appareil, mais ce faisant, dans une certaine mesure, j’ai objectivé le concept. Je suis un animal parlant, mais je ne parle pas toujours. Je n’active donc pas toujours ma capacité à appareiller la langue. Ce n’est pas parce que je n’y fais rien à tel ou tel moment que je n’ai plus de relation avec elle. Cet aspect est présent dans la fin de l’article, sur lequel mon travail ultérieur a un peu fait silence. Cela m’a frappé en le relisant. Il y a quelque chose d’assez énergique qui dit qu’il n’y a pas d’esprit ni d’être humain au monde sans aucun appareil. […]

B O Est-ce parce les designers utilisent les « logiciels de création » comme des « outils » qu’ils emploient ce terme pour les qualifier ?

P-D H Oui, peut-être parce qu’ils n’ont pas mesuré la portée de la signification du mot « outil » autant que de la chose avec laquelle ils travaillent. Il me semblerait plus intéressant qu’ils disent que c’est le « machin » — pas la machine — avec lequel ils travaillent. Le machin, le truc. Dans le mot « machin » ou « truc », il y a une richesse de possibilité qui disparaît dans l’usage le plus souvent fait du mot « outil ». Ce dernier est traditionnellement imaginé comme un simple complément, un moyen d’exécution efficace, un démultiplicateur d’effets. Il y a cette idée foncièrement cartésienne, celle d’être maître, possesseur, souverain. Mais elle implique aussi d’entrer en lutte avec les données de son temps, avec tout ce qui est là, et ce de manière désespérante et désespérée peut-être. Il y aurait sur la façon dont les designers accentuent l’intentionnalité de leur travail lorsqu’ils en présentent le résultat bien des choses à dire. C’est pareil avec les artistes, et avec ceux qui enseignent aux artistes, et qui parlent ainsi : « l’artiste s’empare d’un outil pour… » Cette expression est effrayante.

B O Si je plante un clou, il y a adéquation entre mon intention et le résultat obtenu…

P-D H L’instrumentalisation de l’outil, c’est la réduction de sa présence au monde au service d’une intention. C’est ce que dit Baudelaire ! Les gestes pratiques, le maniement du matériel sont au service de l’idéal, de l’intention qui domine, qui se sert, oriente, donne la perspective. Je ne conteste pas que nous en ayons besoin. Mais il faut faire la différence entre le nécessaire et le suffisant. […] Il y a des situations qui nous intéressent et dans lesquelles il se passe quelque chose qui vient avec le travail et qui n’est pas dans l’intention de départ, qui prend aspect et qui n’est pas déjà dans la perspective du sujet. Je pense aujourd’hui que certaines techniques sont épouvantables parce qu’elles ne peuvent être qu’intentionnelles. C’est ce qui me met à distance de la fin du texte de 1988. Il vaut mieux qu’une centrale nucléaire reste dans les intentions que l’on avait, sinon c’est très grave. En revanche, il y a des techniques pour lesquelles il n’y a pas ce risque. Les « spécialistes du risque » ont beaucoup de mal à penser qu’il y ait des techniques pour lesquelles le risque est d’une autre nature, pas nécessairement démesurée, comme la peinture, la photographie ou le cinéma.

B O On peut se demander si on parlait d’un pinceau comme d’un outil avant qu’il n’apparaisse dans un logiciel.

P-D H Probablement que oui. Je me souviens quand j’étais professeur en classe de terminale, il y avait un sujet que j’avais toujours envie de donner aux élèves : « outil, instrument, machine ». Un instrument est quelque chose qu’on attrape pour obtenir quelque chose. On dit d’ailleurs que certains singes sont capables d’instrumenter leur expérience du monde. Pour attraper un objet qui les intéresse, ils vont se saisir d’un morceau de bois leur permettant de secouer à distance, plus loin que leur main, et finalement de faire tomber l’objet, de le rapprocher. L’instrument est ensuite abandonné. C’est quelque chose qui prolonge momentanément le corps, l’outil non. Il n’y a pas d’abandon de l’outil. Il est stocké pour resservir. Et transmis d’une génération à l’autre.

B O Qu’en est-il de l’outil transformé et stocké en algorithme, sans possibilité de variation ?

P-D H Bizarrement, on tend vers une instrumentalisation de l’outil. Je veux dire : l’utilisateur ne se soucie pas du lieu de stockage, de l’entretien de son outil. C’est le logiciel, c’est le programme qui s’en charge. Tout se passe comme si l’outil ne valait que dans son moment de service : c’est un instrument. Voilà pourquoi, indirectement, dans Art et industrie [1999] il y a tout un débat sur la touche — l’expérience — des outils avec lesquels on travaille. J’ai fait une erreur dans « L’outil et la méthode » en appelant « prise de vue » l’opération photographique. Il faut réfléchir autour de la différence entre la « touche » et la « prise », le « se saisir ». Même si l’on peut se dire qu’au temps des caméras et de l’informatique, la vieille expérience du pinceau est périmée, il demeure en elle quelque chose de remarquable : son élasticité. Je me souviens que j’avais des pinceaux favoris qui étaient marqués pour moi par la nature souple de leur résistance, par la qualité de leurs poils. On peut plus ou moins travailler avec cela, faire travailler cette souplesse. Ces outils-là, en tant qu’ils sont travaillables, deviennent des appareils. Le risque avec les logiciels est que l’on gagne en efficacité avec des choses qui sont terriblement pré-disposées, dont on fait vite le tour. Souvent, quand on dit « c’est mon outil de travail », on parle en réalité d’un instrument. Il y a quelque chose de conceptuellement plus riche dans la notion d’outil.

B O Est-ce que les techniques numériques redéfinissent ou changent la notion d’outil ?

P-D H Peut-être que « design numérique » n’est pas la bonne expression. Il serait mieux de parler de design « avec le numérique » ou « à l’époque du numérique », et non pas faire passer l’idée qu’il y aurait ici un design spécifique. La question est de savoir si cette technique que l’on appelle « numérique » modifie les conditions générales dans lesquelles on peut se questionner à propos de la technique. L’hypothèse première est d’essayer de répondre non. Pourquoi le numérique ne pourrait-il pas être, à son tour, une technique diversifiable ? Il me semble qu’à partir du moment où une technique existe, elle est appareillable. Un travail bien postérieur à l’article de 1988 consiste à examiner l’hypothèse selon laquelle on aurait affaire, dans l’apparition d’une nouvelle technique, à quelque chose de tellement bouleversant que cela ne serait plus du tout comme avant, comme après un déluge. Cette idée apparaît régulièrement du côté des zélateurs de l’invention. La photographie a fait revenir des questions de conduite technique qui certes ne se traitent pas de la même façon que pour la peinture, mais qui d’une certaine manière sont du même type. Il peut y avoir, ou non, de la virtuosité picturale, de la virtuosité photographique, comme il y a, plus ou moins, une économie de ces techniques. Je ne fais pas l’hypothèse que cela soit tellement différent avec l’invention du numérique. […] 11 Extrait de l’entretien avec Pierre-Damien Huyghe, réalisé par Anthony Masure à Saint-Antonin-Noble-Val les 20 et 21 juillet 2015 à propos de l’article « L’outil et la méthode » (1988).